mercredi 27 avril 2011

La danse des myopes.

Précisément, la danse des myopes et autres personnes atteintes de troubles oculaires de natures diverses.

Tu vois, à mes heures pas perdues j'exerce une profession bien trop sous-estimée/dénigrée enviée. 1 fois par semaine, je suis hôtesse de caisse.

Oui, "hôtesse de caisse", terme précis qui figure sur mon badge, pile au-dessus de mon prénom. Badge que je ne porte pas. J'suis une rebelle.
Mais pour établir une relation de proximité avec toi, cher lecteur, on va faire simple, on dira que je suis simplement "caissière", "hôtesse de caisse" c'est bien trop pompeux, ça fait trop employé de caste supérieure.
Bon, entre nous, avant qu'ils me collent leur "hôtesse de caisse" (à la place du "caissière") sur mon badge pour "valoriser" mon statut, j'leur avais dit que je préfèrais "ambassadrice", t'en déduiras qu'ils ne m'ont pas écouté.

On a tous plus ou moins cette vague image de la caissière de base: permanente foirée + couleur blond/paille option racines + mascara bleu + rouge à lèvres rose (rose rose). Un sens incontestable du style et un goût immodéré pour le raffinement.
Côté caractère: être amorphe, sourire en option (sourire automatique quand erreur de sa part), formules de politesse peu pratiquées.

Portrait magnifique (avec lequel je suis en totale rupture) et depuis toute petite on te répète que si tu ne travailles pas bien à l'école, tu finiras comme elle (définition du traumatisme de l'enfance alors que comme 80% des gamines de 6 ans, t'avais ta propre caisse enregistreuse et tu trouvais ça super classe).
Caissière ou le reflet d'une vie en échec. C'est l'idée qu'on se fait. En gros.

Seulement voilà, être caissière, c'est anthropologiquement intéressant. Uniquement anthropologiquement parce qu'entre nous, y'a plus épanouissant comme activité que de biper des cuisses de poulet et des reblochons en promotion.

Quand t'es caissière, tu découvres concrètement l'ampleur de la diversité humaine.
Quand t'es caissière, tu deviens, au choix, selon le profil du client: la personnification du courage, la souffre-douleur, la conne de base, la bonne à rien, l'objet de désir, l'interlocuteur humain.

Mise en situation pour illustrer les qualifications ci-dessus:
- la personnification du courage: en soi, la profession de caissière ne jouit pas d'une réputation des plus glorieuses cependant, des êtres suspceptibles d'empathie prennent  le parti de nous conforter dans notre condition misérable, malgré eux, en nous répétant, en boucle "ça doit être dur", "j'aimerais pas être à votre place". Cela part, certes, d'une bonne intention mais nous renvoie inmanquablement à faire face à notre vie de merde.
Mais quand comme moi, tu es en plus étudiante (en droit de surcroit), là, pour eux, tu mérites carrément la légion d'honneur. On rajoutera donc un "je vous admire", au choix, avant ou après le "ça doit être dur" et le "j'aimerais pas être à votre place".
Qualification gratifiante.

- la souffre-douleur: Résumons ça à la crise.
Qaulification émanant du profil type du client adhérent à la théorie du complot. "La carte de fidélité, c'est qu'un prétexte pour augmenter les prix, vous nous faites croire qu'on gagne de l'argent mais c'est pour vous en mettre encore plus dans la poche, J'EN VEUX PAS". Mec t'es libre, reste tranquille et vas chez Lidl si t'es pas content (mais tu n'as pas tout à fait tort).
Le drame du paiement refusé.

- la conne de base/bonne à rien: A croire que quand t'es caissière, t'as pas le droit à l'erreur et pour ton info connard, le prix qui passe pas, c'est pas de ma faute.
D'ailleurs, n'oublie jamais qu'une caissière a le pouvoir suprême: celui de te faire chier si elle veut. Tu sais, c'est vite arrivé de biper deux fois le même produit, de pas trouver le code de ton foutu filet de courgettes dans la liste alors évite ton soupir d'exaspération steuplé.

- l'objet de désir: cassdédi à tous les ouvriers du chantier d'à côté et aux relous du voisinage. Mention spéciale aux  pervers quinquagénaires (et aux autres).
C'est en partie à cause d'eux que j'ai décidé de laisser mon badge au vestiaire, comme une rebelle. Ceux-là, une fois qu'ils connaissent ton prénom, ils te lâchent plus JAMAIS. Même si j'ai déjà trois caddies à ma caisse et que chez ma voisine, la très moche, y'a personne, c'est à la mienne qu'ils vont venir (et rester) prenant soin d'arborer un sourire des plus louches en attendant de m'offrir leurs blagues les plus vaseuses, "non, j'ai pas la carte de fidélité, j'suis pas fidèle! ahahahahah" étant leur préférée.

- l'interlocuteur humain: change des chats.


Bref, tout ce développement, pour enfin en arriver au moment initial dont je voulais te parler. Celui juste un peu avant que le ticket sorte. Celui de payer. Plus précisément, celui de payer AVEC LA CB.
Un moment de flottement intense, de par son suspens (cf. le drame du paiement refusé).
Scène visuellement très intéressante quand le principal protagoniste souffre d'un trouble oculaire de nature à gêner sévèrement sa visibilité et à compromettre sa capacité à composer correctement son code de CB.

Quand t'es caissière, t'es parfois amenée à assister à des scènes surréalistes. Thom Yorke, dans son dernier clip (Lotus Flower) n'a rien inventé.
Ce con de myope/presbyte/astigmate qui s'obstine à vouloir entrer son code CB alors qu'il distingue à peine le clavier grave malgré lui une séquence culte supplémentaire dans ton cerveau. J'peux te dire que j'en ai un paquet.
Ce con de myope/presbyte/astigmate qui préfère gesticuler comme un bébé manchot dansant la samba plutôt que de mettre ses lunettes (qui, accessoirement, sont dans son sac mais qu'il, je cite, "ne préfère pas les sortir), tu le bénis.

Moi qui n'avait jamais rien compris au concept de la danse contemporaine je n'ai trouvé meilleur moyen d'illustrer, de façon modérer, ce que je suis amenée à voir, une fois par semaine. J'veux dire, un myope/presbyte/astigmate en train de taper son code de CB, c'est conceptuel, comme la danse contemporaine.


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